"Malebranche a bien vu que les êtres créés ne peuvent avoir entre eux des relations dynamiques. Mais sa théorie n'en demeure pas moins sujette à deux objections, qui la rendent inadmissible. Elle veut, en effet, que le cours des phénomènes qui forment le monde ne soit qu'un tissu de miracles[68]. Or c'est là une extrémité à laquelle il semble difficile de se tenir. S'il y a des lois naturelles,—et la chose n'est pas douteuse,—il faut aussi qu'il y ait des agents naturels: il faut qu'entre la Cause première et les faits ordinaires s'interposent des causes secondes. Ou Dieu n'a pas le monopole de l'activité, ou il n'existe point de nature[69]. «Il est bon, d'ailleurs, qu'on prenne garde qu'en confondant les substances avec les accidents, en ôtant l'action aux substances créées, on ne tombe dans le spinosisme, qui est un cartésianisme outré. Ce qui n'agit point ne mérite point le nom de substance; si les accidents ne sont point distingués des substances; si la substance créée est un être successif, comme le mouvement; si elle ne dure pas au-delà d'un moment, et ne se trouve pas la même (durant quelque partie assignable du temps), non plus que ses accidents; si elle n'opère point, non plus qu'une figure mathématique ou qu'un nombre; pourquoi ne dira-t-on pas, comme Spinosa, que Dieu est la seule substance et que les créatures ne sont que des accidents ou des modifications[70]?»"
"A ce «système de la communication des substances» se rattache une théorie de l'espace et du temps, qui en est comme le corollaire.
D'après Clarke et Newton, l'espace et le temps seraient deux «êtres absolus», «éternels et infinis», distincts par là même des corps qui composent la nature[84]. Or une telle conception ne peut être que chimérique; elle contredit à la fois et la perfection de Dieu, et le principe de la raison suffisante et celui des indiscernables.
[Note 84: LEIBNIZ, Réponse à la seconde réplique de M. Clarke, p. 751b, 3.]
Ou bien l'espace est un attribut de Dieu. Et, dans ce cas, Dieu lui-même se divise à l'infini; car l'espace «a des parties», et qui se sous-divisent sans fin[85]. Ou bien l'espace se distingue radicalement de Dieu, comme on veut qu'il se distingue des corps; et alors il y a «une infinité de choses éternelles hors de Dieu[86]». Dans l'une et l'autre hypothèses, les seules que l'on conçoive, l'idée fondamentale de l'Être parfait se trouve altérée. Et l'on peut raisonner de même à l'égard du temps; dès qu'on l'érige à l'état d'absolu, il faut que l'essence de Dieu en souffre ou du dedans ou du dehors.
[Note 85: LEIBNIZ, Réponse à la seconde réplique de M. Clarke, p. 751b,3; Réponse à la troisième réplique de M. Clarke, p. 756a, 11; Réponse à la quatrième réplique de M. Clarke, p. 767b, 42.]
[Note 86: LEIBNIZ, Réponse à la troisième réplique de M. Clarke, p. 756a, 10.]
En outre, si l'espace est un absolu, si c'est une réalité qui préexiste à la création du monde physique, les points qui le composent ne diffèrent en rien les uns des autres: ils sont «uniformes absolument». Or, dans cette uniformité sans bornes, il est impossible de trouver «une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, les a placés dans l'espace ainsi et non pas autrement; et pourquoi tout n'a pas été pris à rebours, (par exemple), par un échange de l'Orient et de l'Occident[87]. Et l'on se heurte à une difficulté analogue, lorsqu'on suppose que le temps, de son côté, est un autre absolu. Car, d'après une telle hypothèse, le temps existait avant la création: antérieurement à l'apparition du monde, il se prolongeait déjà comme une ligne à la fois infinie et homogène. Et, dans cette éternelle ressemblance, Dieu n'a jamais pu trouver une raison de créer à tel moment plutôt qu'à tel autre: ce qui revient à dire qu'il n'a jamais pu créer et que le commencement de l'univers est inexplicable[88].
[Note 87: LEIBNIZ, Réponse à la seconde réplique de M. Clarke, p.
752a, 5.]
[Note 88: LEIBNIZ, Réponse à la seconde réplique de M. Clarke, p.
752, 6.]
C'est aussi une loi de la nature que tout ce qui se ressemble s'identifie dans la mesure même où il y a ressemblance: «non pas» qu'il soit impossible absolument de poser deux ou plusieurs êtres qui n'aient entre eux aucune différence; mais «la chose est contraire à la sagesse divine», qui demande que le monde soit le plus beau possible et renferme de ce chef le plus de variété possible[89]. Par conséquent, supposé, comme le veut la théorie de Clarke et de Newton, que l'espace soit chose absolument homogène, il faut de toute rigueur que son immensité se réduise à un point géométrique[90]. Et supposé que telle soit aussi la nature du temps, il faut de même que tous les moments de l'éternelle durée se ramassent en un instant indivisible[91]: et, de la sorte, Homère sera le contemporain de Spinoza.
[Note 89: LEIBNIZ, Réponse à la quatrième réplique de M. Clarke, p. 765b, 25.]
[Note 90: LEIBNIZ, Réponse à la seconde réplique de M. Clarke, p. 752a, 5; Réponse à la troisième réplique de M. Clarke, p. 756b, 18.]
[Note 91: LEIBNIZ, Réponse à la troisième réplique de M. Clarke, p. 756, 6 et 13.]
Il n'y a donc que des idola tribus, «des chimères toutes pures» et «des imaginations superficielles», dans l'hypothèse d'un espace et d'un temps absolus[92]. L'espace et le temps ne peuvent être ni des attributs de Dieu, ni des réalités éternelles et distinctes de Dieu. Ils ont commencé avec le monde; et ils n'existeraient point, «s'il n'y avait point de créatures». Il ne resterait alors que l'immensité et l'éternité de Dieu lui-même, lesquelles portent seulement «qu'il serait présent et coexistant à toutes les choses qui existeraient[93]».
[Note 92: Ibid., p. 756b, 14.]
[Note 93: LEIBNIZ, Réponse à la quatrième réplique de M. Clarke, p. 776a, 106.]
D'autre part, il ne se peut pas non plus que l'espace et le temps soient eux-mêmes des substances créées. Car alors il faudrait supposer un autre espace et un autre temps; et l'on irait ainsi sans fin, comme le voulait Zénon d'Elée. Il ne reste donc qu'une hypothèse raisonnable: c'est de concevoir l'espace et le temps comme des rapports que les créatures soutiennent entre elles.
Soit un vase A, où se trouve une liqueur b; il existe entre les parois de A et les parties adhérentes de b un certain rapport de situation. Si l'on substitue à la liqueur b une autre liqueur c ou d, ce rapport, considéré abstraitement, ne change pas; et, considéré du même point de vue, il ne change pas davantage, si l'on remplace le vase A par un autre vase de même contenance et de même forme, quelle que soit d'ailleurs la matière dont il est fait. Ce rapport constant, c'est ce qu'on appelle «une place». Et l'ensemble de toutes les places constitue l'espace[94].
[Note 94: LEIBNIZ, Réponse à la quatrième réplique de M. Clarke, p. 768, 47.]
De même, soit un changement m, au terme duquel commence un autre changement n. Ces deux changements, en tant qu'ayant une limite commune, soutiennent un rapport déterminé, et dont la notion reste identique, quels que soient les sujets qu'ils affectent. Ce rapport invariable est ce qu'on appelle une succession; et l'ensemble de toutes les successions forme le temps.
Mais, si telle est la logique des choses, il ne faut plus supposer qu'il y a de l'espace en dehors de nous, dans le monde absolu que constituent les monades. Car il n'existe entre elles aucun rapport analogue à celui que soutient un liquide avec les parois d'une ampoule: il ne s'y trouve ni contenants, ni contenus. Il ne faut pas croire davantage que les monades sont dans le temps. Le temps n'est qu'en elles. Elles durent sans doute; mais, conçues du dehors, elles demeurent essentiellement immobiles et ne peuvent, de l'une à l'autre, produire aucun cas de succession; l'espace et le temps n'existent que pour et par notre pensée: ils sont de purs phénomènes. Et c'est dans ce sens qu'il faut entendre les paroles de Leibniz, lorsqu'il définit l'espace: un ordre de coexistence[95], et le temps: un ordre de succession[96].
[Note 95: LEIBNIZ, Réponse à la troisième réplique de M. Clarke, p. 758a, 41; Réponse à la quatrième réplique de M. Clarke, p. 766a, 29.]
[Note 96: Ibid., p. 776a, 105.]
Idéalité de la matière, idéalité de l'espace et du temps: telles sont donc les conclusions auxquelles Leibniz se trouve conduit par une suite toute naturelle. Et cette conception originale, la plus compréhensive peut-être et la plus féconde en points de vue qui soit jamais sortie de l'esprit humain, ne devait pas demeurer stérile. Les philosophes postérieurs s'emparèrent de son principe dominant, qui consiste à interpréter le dehors par le dedans et la poussèrent jusqu'au subjectivisme absolu. A quoi bon un monde extérieur, existant en lui-même et inaccessible à tous les regards, puisque la monade enveloppait déjà l'univers dans ses mystérieuses virtualités? Pourquoi cette doublure du dedans, si difficile, d'ailleurs, à concevoir? Kant, d'abord, vint substituer à l'infinité multiforme des monades l'indéfinité de la matière. Puis Fichte parut, qui «fourra» la matière elle-même dans la conscience, suivant l'expression de Schiller[97].
[Note 97: Almanach des Muses, les Philosophes, 1797.]"
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